24

William Smithback, dans son élégant costume Armani tout droit sorti de chez le teinturier, arborant sa meilleure chemise blanche et sa cravate la plus chic, se tenait au coin de l’avenue des Amériques et de la 55e Rue. Il observait l’immense façade du Moegen-Fairhaven Building dont les reflets bleu-vert brillaient au soleil comme un lac vertical. C’est là, au milieu de cette masse de verre et d’acier de plusieurs dizaines de millions de dollars, que se trouvait sa prochaine victime.

Sûr de son bagout et de sa débrouillardise, il ne doutait pas d’arriver jusqu’à Fairhaven. Il n’avait pas choisi le métier de journaliste pour rien. Son rédacteur en chef avait voulu lui mettre entre les pattes cette histoire de touriste venue d’Oklahoma se faire tuer en plein Central Park, mais Smithback avait insisté pour réaliser un reportage sur Fairhaven, et il était hors de question de rentrer au journal les mains vides. Il en allait de sa réputation.

Il revoyait le visage grisonnant du rédacteur en chef avec ses yeux de poisson derrière ses lunettes en cul-de-bouteille, le menaçant d’un doigt jauni par la cigarette et lui expliquant que cette histoire de touriste était de la dynamite. De la dynamite ! Et puis quoi, encore ?

Dans une ville comme New York, on retrouve des touristes assassinés presque tous les jours. C’est bien dommage, mais c’est comme ça, on ne peut rien y faire, et ce n’est pas un article de plus qui fera reculer la criminalité. De toute façon, Smithback avait passé l’âge des chiens écrasés et des crimes crapuleux. Ce n’était plus un vague petit gratte-papier, mais un journaliste avec un grand J.

Il était convaincu que l’affaire du chantier de Fairhaven et tous ces vieux crimes auxquels Pendergast s’intéressait tant n’avaient pas fini de faire couler de l’encre. Et Smithback croyait dur comme fer à ses intuitions. Son rédacteur en chef n’aurait pas à le regretter. Il s’agissait de jeter sa ligne au bon endroit et ce serait bien le diable si Fairhaven ne mordait pas à l’hameçon.

Il traversa la rue d’un pas décidé, faisant un doigt d’honneur au chauffeur de taxi qui avait osé le klaxonner après l’avoir évité d’un cheveu. En trois enjambées, il atteignait l’entrée en titanium du Moegen-Fair-haven Building. À l’intérieur, quelques hectares de granit poli faisaient office de décor à un hall d’accueil grandiose. Une demi-douzaine de gardiens s’agitaient derrière un vaste comptoir, protégeant une batterie d’ascenseurs stratégiquement placés derrière eux.

Smithback se dirigea droit vers eux, s’appuyant sur le comptoir d’un air résolu.

— Je viens voir, M. Fairhaven.

Tout en continuant à feuilleter un listing informatique avec une parfaite désinvolture, le gardien lui demanda :

— Votre nom.

— William Smithback, du New York Times.

— Un instant, marmonna le gardien en saisissant un téléphone.

Il composa un numéro, attendit quelques instants et tendit le combiné à Smithback.

— C’est à quel sujet ? fit une voix claire à l’autre bout du fil.

— Je m’appelle William Smithback et je suis journaliste au New York Times. Je voudrais voir M. Fairhaven.

On était samedi, mais Smithback aurait parié son costume Armani qu’il était à son bureau. Les types du genre de Fairhaven travaillent toujours le samedi. Et le samedi, il y a moins de secrétaires et d’assistants pour filtrer les indésirables.

— Vous avez rendez-vous ? demanda la voix féminine du haut de ses cinquante étages.

— Non. J’enquête sur l’affaire Enoch Leng et les corps retrouvés à Catherine Street, sur l’un de vos chantiers. J’ai besoin de le voir le plus rapidement possible, c’est urgent.

— Puis-je vous conseiller de prendre rendez-vous ? fit la voix d’un ton parfaitement neutre.

— Comme vous voulez. Alors faites comme si je vous téléphonais de l’extérieur. Bonjour, mademoiselle. Je voudrais prendre rendez-vous avec M. Fairhaven pour... - Smithback regarda sa montre -aujourd’hui 10 heures.

— M. Fairhaven est occupé actuellement, répliqua la voix du tac au tac.

Donc, Fairhaven était bien là. Bingo ! Il était temps de passer à la phase suivante, celle de l’attaque frontale. Il y avait certainement dix autres secrétaires au-dessus de celle qu’il avait au téléphone, mais ça n’était pas pour faire peur à Smithback.

— Très bien. Dans ce cas, vous direz à M. Fairhaven que, s’il est trop occupé pour me recevoir, je me contenterai de dire dans mon article qu’il a refusé de s’exprimer sur cette triste affaire.

— Il est occupé actuellement, répéta la voix d’un ton machinal.

— Il refuse donc de nous donner sa version des faits, c’est bien ce que je disais. Voilà qui ne va pas manquer d’intéresser les lecteurs du Times. En tout cas, je peux déjà vous dire une chose : lundi matin en ouvrant son journal, M. Fairhaven sera curieux de savoir qui a éconduit sans autre forme de procès l’auteur de cet article, et je n’aimerais pas me trouver à votre place.

Son petit speech fut suivit d’un long silence, que Smithback mit à profit pour reprendre son souffle. Dieu, que ce métier pouvait être pénible, par moments !

— Je suppose que vous achetez le journal comme tout le monde, et qu’il vous arrive de lire qu’un petit malin a refusé de s’exprimer sur tel ou tel sujet. Quel effet ça vous fait ? Vous le trouvez sympathique, le type en question ? Surtout quand il s’agit d’un gros promoteur immobilier. Je vois d’ici comment je vais arranger ça. M. Fairhaven a préféré ne pas répondre à nos questions.

Nouveau silence. Smithback se demanda un instant si la secrétaire avait raccroché, mais il entendit brusquement un petit bruit curieux. Comme si quelqu’un pouffait à l’autre bout du fil.

— Pas mal, fit alors une voix masculine plutôt agréable. Je vous tire mon chapeau, cher monsieur.

— Qui est à l’appareil ? demanda Smithback.

— Mais, voyons, un gros promoteur immobilier, pour vous servir.

— Qui ?

Smithback n’avait pas l’intention de se laisser mener en bateau par le premier sous-fifre venu.

— Anthony Fairhaven.

— Ah !

Smithback mit quelques instants à se remettre du choc, mais il reprit rapidement le dessus :

— Monsieur Fairhaven, est-il vrai que...

— Pourquoi ne montez-vous pas afin que nous puissions nous expliquer d’homme à homme, comme des gens civilisés ? Quarante-neuvième étage.

— Comment ?

Smithback n’en revenait toujours pas de la facilité avec laquelle il avait réussi à franchir tous les barrages.

— Je vous propose simplement de monter me voir. Je savais déjà que j’avais affaire à un journaliste ambitieux et carriériste, monsieur Smithback, et j’avoue que ça faisait un petit moment que je vous attendais.

Le bureau de Fairhaven n’était pas exactement tel que Smithback l’avait imaginé. Si une batterie de secrétaires et d’assistants en tout genre gardaient effectivement le saint des saints, il constata en revanche que le bureau de Fairhaven ne respirait ni la prétention ni la suffisance : pas de meubles chromés ultramodernes, aucune débauche de dorures et de bois précieux, encore moins de tableaux de maîtres et de naïfs haïtiens accrochés aux murs. La pièce, de dimensions modestes, était toute simple, et s’il y avait bien quelques œuvres d’art pour égayer l’ensemble, il s’agissait de lithographies de Thomas Hart Benton à la gloire de l’Amérique profonde. Une vitrine, dûment cadenassée et pourvue d’un dispositif d’alarme, contenait une belle collection d’armes à feu. Quant au bureau du maître de céans, c’était un petit meuble en bois blanc tout simple, auquel faisaient face quelques fauteuils disposés autour d’un tapis persan usé. L’un des murs de la pièce était couvert d’étagères, mais, loin de contenir des livres en simili cuir comme on en trouve au mètre chez les parvenus analphabètes, celles-ci contenaient des ouvrages soigneusement lus et relus, à en juger par leurs reliures fatiguées. À l’exception de la vitrine de velours noir avec ses pistolets, le bureau de Fairhaven ressemblait davantage à l’antre d’un professeur d’université qu’au bureau d’un magnat de l’immobilier. La pièce était d’une propreté immaculée et le moindre centimètre carré de meuble étincelait, jusqu’aux livres sur leurs rayonnages qui donnaient l’impression d’avoir été briqués. Une légère odeur de produit ménager accueillait même le visiteur.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit un Fairhaven très souriant en désignant d’un geste ample les fauteuils qui lui faisaient face. Puis-je vous offrir quelque chose ? Du café, de l’eau, du whisky, une boisson fraîche ?

— Rien, merci, répondit Smithback en s’installant.

Comme toujours au moment de réaliser une interview importante, il ressentait la même jubilation enfantine. Fairhaven avait beau être malin, c’était un gosse de riche et il ne faisait pas le poids. Smithback avait interviewé des dizaines de types dans son genre au cours de sa carrière, n’hésitant pas à pousser dans leurs derniers retranchements les plus coriaces, et Fairhaven ne lui faisait pas peur.

Le promoteur ouvrit un minibar dans lequel il prit une petite bouteille d’eau minérale. Il en versa le contenu dans un verre avant de s’installer, non pas à son bureau, mais dans un fauteuil face à Smithback. Puis il croisa les jambes avec un grand sourire. Un rayon de soleil traversait la pièce, faisant scintiller la bouteille d’eau, et Smithback ne put s’empêcher d’admirer un instant la vue à travers les immenses baies vitrées. Mais il n’était pas venu en touriste, et il était temps de jauger son hôte.

Le front puissant, l’allure sportive, un air spontané, des cheveux noirs légèrement ondulés, le regard volontiers ironique... Fairhaven devait avoir dans les trente à trente-cinq ans.

— Eh bien, s’impatienta le promoteur non sans humour, le petit malin attend vos questions.

— Puis-je enregistrer cette conversation ?

— Mais je n’en attendais pas moins de vous, cher ami.

Smithback sortit un petit magnétophone de sa poche. Fairhaven ne manquait pas de charme, ce qui ne l’étonnait pas outre mesure. Ces types-là sont tous des manipulateurs nés, il suffit de ne pas se laisser piéger. Fairhaven ne valait pas mieux que les autres ; c’était un homme d’affaires sans scrupule, prêt à vendre sa mère pour encaisser un loyer.

— Je souhaiterais tout d’abord savoir pour quelle raison vous avez ordonné la destruction du souterrain de Catherine Street, commença le journaliste.

Fairhaven hocha imperceptiblement la tête avant de répondre :

— Le chantier prenait du retard et il était temps de s’attaquer aux fondations. D’un point de vue plus pragmatique, il faut savoir que la moindre journée perdue me coûte quarante mille dollars. Et puis je ne suis pas archéologue, vous savez.

— En parlant d’archéologues, certains d’entre eux vous accusent d’avoir détruit l’un des sites les plus importants découverts à Manhattan depuis un quart de siècle.

— Vraiment ? répliqua Fairhaven d’un air faussement naïf. Et quels archéologues ?

— Ceux de la Société américaine d’archéologie, pour ne citer qu’eux.

— Je ne jouerai pas les étonnés, fit le promoteur. Si on les laissait faire, plus personne ne pourrait bêcher dans son jardin sans la présence d’un archéologue, un tamis, une truelle et une brosse à dents à la main.

— Pour en revenir au chantier...

— Écoutez-moi, monsieur Smithback. J’ai agi de manière parfaitement légale tout au long de cette affaire. Lorsqu’on a découvert ces restes humains, j’ai personnellement pris la décision de faire arrêter les travaux d’excavation. Par la suite, je me suis personnellement rendu sur place. J’ai insisté pour qu’on fasse appel aux gens de l’identité judiciaire afin que le site puisse être photographié dans les meilleures conditions possibles. Les restes de ces malheureux ont été manipulés avec le plus grand soin avant d’être examinés par des spécialistes. Je les ai ensuite fait enterrer avec toute la décence voulue, et tout cela à mes frais. Quant aux travaux, ils n’ont repris qu’avec l’autorisation exprès du maire lui-même. Que pouvais-je faire de plus ?

Smithback commençait à se sentir mal à l’aise. Les choses ne se déroulaient pas du tout comme il l’avait prévu. S’il laissait Fairhaven reprendre l’initiative, l’entretien risquait de tourner court. Il était temps de passer à la contre-offensive.

— Vous dites que vous avez fait enterrer les restes des victimes. Pour quelle raison ? Pourquoi tant d’empressement ? Qu’aviez-vous à cacher ?

Fairhaven éclata littéralement de rire en entendant la question.

— Vous avez une façon pour le moins tendancieuse de présenter les choses, finit-il par répondre. Vous autres journalistes allez toujours chercher midi à quatorze heures. J’avoue avoir des convictions religieuses. Ces pauvres gens sont morts dans des conditions atroces, et j’ai voulu leur offrir un enterrement décent en organisant à leur intention un office œcuménique à la fois simple et digne, loin de l’arène médiatique. Si on me reproche de les avoir fait enterrer avec le peu d’effets qui leur appartenaient dans un cimetière digne de ce nom, alors oui, je suis coupable. Coupable de n’avoir pas voulu qu’on expose leurs restes dans un musée quelconque. Coupable d’avoir acheté une concession dans le cimetière des Portes du Paradis à Valhalla, à quelques kilomètres au nord de New York. Si vous voulez voir la concession, le gardien du cimetière se fera un plaisir de vous la faire visiter. Je ne sais pas ce que vous auriez fait à ma place, mais je me sentais moralement responsable de ces pauvres gens et il fallait bien en faire quelque chose. La municipalité ne s’est pas battue pour les récupérer, croyez-moi.

— Très bien, fit Smithback, satisfait.

À défaut d’autre chose, cet enterrement dans l’intimité lui fournirait matière à un très bel encadré. Mais il n’était pas venu là pour faire pleurer Margot et il n’avait pas l’intention de se faire embobiner par Fairhaven.

— À en croire la rumeur, reprit-il, vous apportez une contribution substantielle à la campagne électorale du maire. Juste au même moment, le maire vous tire d’un mauvais pas. S’agit-il d’une simple coïncidence ?

Fairhaven se cala dans son fauteuil.

— Ce n’est pas la peine de prendre des airs de vierge effarouchée. Vous connaissez aussi bien que moi la façon dont les choses fonctionnent dans cette ville. Quand je fais un don pour la campagne du maire, c’est mon droit le plus strict. Pour autant, je n’attends rien des autorités municipales et je ne leur demande d’ailleurs rien.

— Mais si on vous fait une fleur, vous n’allez tout de même pas porter plainte.

En guise de réponse, Fairhaven le gratifia d’un petit sourire cynique. Smithback se sentait de moins en moins rassuré. Se sachant enregistré, ce type-là trouvait le moyen de ne pas répondre à ses questions les plus directes.

Il se leva et fit mine de s’intéresser aux lithographies accrochées au mur, les mains derrière le dos. Il était temps de changer de stratégie. Il passa à la vitrine avec ses armes rutilantes, histoire de gagner du temps.

— Plutôt original comme décoration, fit-il d’un ton anodin.

— Je m’intéresse aux armes de collection. J’en ai les moyens. Le pistolet que vous regardez, par exemple, est un Luger de calibre.45. Un exemplaire unique. Je possède également une collection de Mercedes décapotables, mais comme elles prennent plus de place que mes armes, je les garde dans ma propriété de Sag Harbor. Ça vous convient comme explication ?

Fairhaven arborait toujours le même petit sourire sardonique.

— Nous collectionnons tous quelque chose, monsieur Smithback, poursuivit-il. Je suis bien sûr que vous devez avoir une passion, vous aussi. Je ne sais pas, moi. Les archives des musées, par exemple, que vous empruntez en oubliant malencontreusement de les rendre.

Smithback se retourna d’une pièce. Comment pouvait-il être au courant ? Avait-il fait fouiller son appartement ? Mais non, il avait dit ça par hasard. Il retourna s’asseoir.

— Monsieur Fairhaven...

Il n’eut pas le temps de poursuivre car le promoteur l’interrompit brusquement d’un ton sans réplique :

— Écoutez-moi, Smithback. Je sais que vous faites votre métier en me mettant sur le gril. Les « gros promoteurs immobiliers », comme vous dites, constituent une cible facile, tout le monde le sait. Et vous avez une prédilection pour les cibles faciles. Vous êtes bien tous les mêmes. Vous vous prenez tous pour des justiciers. Mais n’oubliez pas que le journal d’aujourd’hui servira à envelopper le poisson de demain. Vous faites un métier éphémère, monsieur Smithback. Vous-même n’êtes qu’une coquille de noix sur l’océan de l’amphigouri journalistique.

« Une coquille de noix sur l’océan de l’amphigouri journalistique. » La formule n’était pas limpide, mais elle était trop ronflante pour ne pas être insultante. Ah, ah ! Fairhaven était en train de s’énerver ! Voilà qui augurait bien de la suite. Enfin, sans doute.

— Monsieur Fairhaven, j’ai tout lieu de croire que vous avez exercé des pressions sur le Muséum pour que l’enquête soit stoppée.

— De quelle enquête parlez-vous ?

— Je parle de l’enquête sur Enoch Leng et les crimes de Catherine Street.

— Mais que voulez-vous que j’en aie à faire ? Le chantier a repris et, pour être tout à fait franc avec vous, c’est tout ce qui m’intéresse. Qu’ils fassent toutes les enquêtes du monde si ça leur chante, ça m’est totalement égal. J’adore la façon dont vous autres journalistes présentez les choses : J’ai tout lieu de croire ! Si vous étiez honnête, vous diriez J’ai envie de croire, mais comme je n’ai pas l’ombre d’une preuve... Vous me décevez, Smithback. Je constate que vous avez appris votre métier dans le Manuel du parfait journaliste en dix leçons. Leçon numéro un : Comment passer pour un imbécile en faisant semblant de poser des questions pertinentes.

Une fois de plus, Fairhaven fit entendre son petit rire cynique.

Smithback, raide comme un piquet sur son siège, attendait la fin de l’orage. Il aurait bien aimé se convaincre qu’il était en train de pousser Fairhaven à la faute, mais son intuition lui disait que ce n’était pas le cas.

— Monsieur Fairhaven, finit-il par demander avec une désinvolture feinte, pour quelle raison vous intéressez-vous tant au Muséum ?

— J’adore le Muséum depuis toujours. C’est de loin le musée au monde que je préfère. J’ai passé toute mon enfance à admirer les dinosaures, les météorites et les pierres précieuses. Quand j’étais petit, j’avais une nourrice qui m’emmenait constamment là-bas. Pendant qu’elle était occupée à embrasser son petit ami derrière les éléphants, je faisais le tour des salles. Mais je suppose que cette vision nostalgique ne vous convient pas, tout simplement parce qu’elle cadre mal avec votre idée préconçue du promoteur immobilier cupide et malhonnête. Si vous croyez que je ne vois pas clair dans votre jeu, monsieur Smithback.

— Monsieur Fairhaven...

— Vous vous attendez à une confession de ma part, c’est ça ?

Smithback ne savait plus quoi dire.

— Eh bien j’avoue, continua Fairhaven d’un ton confidentiel. J’ai commis deux crimes impardonnables.

Smithback avait bien conscience qu’il ne maîtrisait plus l’entretien. L’autre allait se moquer de lui une fois de plus.

— Vous êtes prêt à recueillir ma déposition ?

D’un air faussement blasé, Smithback s’assura que son magnétophone tournait bien.

— Mes deux crimes, c’est d’avoir de l’argent et d’être un gros entrepreneur. Deux crimes absolument impardonnables, j’en conviens. C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute.

Un journaliste digne de ce nom doit être capable de se contenir en toutes circonstances, mais Smithback sentait la moutarde lui monter au nez. Il devait se rendre à l’évidence, il avait complètement raté son interview. Ce type-là était une véritable anguille, un champion toutes catégories de l’esquive, et Smithback en était pour ses frais. Sans trop y croire, il tenta une ultime offensive.

— Vous ne m’avez toujours pas expliqué pourquoi...

Sans attendre la fin de sa question, Fairhaven se leva.

— Mon pauvre Smithback, si vous saviez à quel point vous êtes transparent avec vos questions rebattues. Si vous saviez à quel point vous êtes lourd et médiocre, aussi bien comme journaliste que comme individu, je crois que vous auriez honte.

— Je souhaiterais que vous m’expliquiez...

Fairhaven appuyait déjà sur un bouton de l’interphone, et sa voix couvrit celle de Smithback.

— Mademoiselle Gallagher, monsieur Smithback nous quitte déjà. Merci de le raccompagner.

— Bien, monsieur Fairhaven.

— Vous avez une façon pour le moins abrupte de...

— J’ai assez donné, monsieur Smithback. Je vous ai reçu pour ne pas lire dans votre journal que j’avais refusé de répondre à vos questions. Et puis j’avoue avoir été coupable d’une certaine curiosité ; j’avais envie de savoir si vous étiez un cran au-dessus de la mêlée. Maintenant que je sais à quoi m’en tenir, je n’ai aucune raison de continuer à perdre mon temps.

La secrétaire, sereinement indifférente, attendait sur le seuil du bureau.

— Si vous voulez bien me suivre, monsieur Smithback.

— Merci, je trouverai bien la sortie tout seul.

Tremblant de rage et d’humiliation, Smithback traversa toute une ribambelle de bureaux avant de s’arrêter dans celui de la dernière secrétaire, la moins gradée sans doute. Depuis dix ans qu’il jouait au chat et à la souris avec la presse, Fairhaven s’en était toujours tiré. Ce n’était pas la première fois que Smithback tombait sur un client coriace, mais il fallait bien avouer que celui-ci battait tous les records. Pour qui se prenait-il ? Personne n’avait jamais osé lui dire qu’il était médiocre, lourd et amphigourique. Il faudrait d’ailleurs qu’il pense à vérifier dans le dictionnaire la signification exacte de ce mot.

Fairhaven n’avait rien d’un premier communiant, on était d’accord. Mais il devait bien exister d’autres moyens d’en savoir plus sur lui. Tous les puissants ont des ennemis, les ennemis se montrent volontiers bavards, et c’est presque toujours parmi les collaborateurs les plus proches qu’on les trouve.

Smithback décida de jeter son dévolu sur la petite secrétaire. Elle était jeune et jolie, probablement plus facile à apprivoiser que les viragos qui assuraient la protection rapprochée de Fairhaven.

— Vous travaillez ici tous les samedis ? demanda-t-il avec un sourire enjôleur.

— Assez souvent, oui, répondit-elle en levant les yeux du clavier de son ordinateur.

Elle était toute mignonne, avec ses taches de rousseur et ses longs cheveux roux. Smithback pensa brusquement à Nora et il eut un petit pincement au cœur.

— Je suppose que c’est un patron exigeant.

— M. Fairhaven ? Pour ça, oui.

— Je suis prêt à parier qu’il vous fait même venir quelquefois le dimanche.

— Oh non ! M. Fairhaven ne travaille jamais le dimanche. Le dimanche, c’est sacré, il va à l’église.

— À l’église ? fit Smithback, feignant l’étonnement. Pourquoi, il est catholique ?

— Non, presbytérien.

— Alors, il ne doit pas être commode.

— Au contraire, c’est un des meilleurs employeurs que j’aie eus. Il s’intéresse à tout le monde, même au petit personnel comme moi.

— J’aurais parié le contraire, rétorqua Smithback en s’éloignant avec un sourire crispé. Espèce de petite dinde. Si ça se trouve, il doit te sauter, comme le reste du « petit personnel », pensa-t-il.

Une fois dehors, Smithback s’autorisa une bordée d’injures fort peu presbytériennes. Sa décision était prise. Il y mettrait le temps qu’il faudrait, mais il remuerait la merde jusqu’à ce qu’il ait trouvé une histoire bien juteuse dans le passé de ce sale type. D’ici quelques jours, il saurait tout sur lui, jusqu’au nom de son premier ours en peluche. Smithback voyait mal comment Fairhaven avait pu devenir l’un des plus gros promoteurs immobiliers de New York sans se salir les mains, et il avait la ferme intention de savoir où, quand et comment il s’était sali les mains.

[Aloysius Pendergast 03] La chambre des curiosités
titlepage.xhtml
03-La chambre des curiosites_split_000.htm
03-La chambre des curiosites_split_001.htm
03-La chambre des curiosites_split_002.htm
03-La chambre des curiosites_split_003.htm
03-La chambre des curiosites_split_004.htm
03-La chambre des curiosites_split_005.htm
03-La chambre des curiosites_split_006.htm
03-La chambre des curiosites_split_007.htm
03-La chambre des curiosites_split_008.htm
03-La chambre des curiosites_split_009.htm
03-La chambre des curiosites_split_010.htm
03-La chambre des curiosites_split_011.htm
03-La chambre des curiosites_split_012.htm
03-La chambre des curiosites_split_013.htm
03-La chambre des curiosites_split_014.htm
03-La chambre des curiosites_split_015.htm
03-La chambre des curiosites_split_016.htm
03-La chambre des curiosites_split_017.htm
03-La chambre des curiosites_split_018.htm
03-La chambre des curiosites_split_019.htm
03-La chambre des curiosites_split_020.htm
03-La chambre des curiosites_split_021.htm
03-La chambre des curiosites_split_022.htm
03-La chambre des curiosites_split_023.htm
03-La chambre des curiosites_split_024.htm
03-La chambre des curiosites_split_025.htm
03-La chambre des curiosites_split_026.htm
03-La chambre des curiosites_split_027.htm
03-La chambre des curiosites_split_028.htm
03-La chambre des curiosites_split_029.htm
03-La chambre des curiosites_split_030.htm
03-La chambre des curiosites_split_031.htm
03-La chambre des curiosites_split_032.htm
03-La chambre des curiosites_split_033.htm
03-La chambre des curiosites_split_034.htm
03-La chambre des curiosites_split_035.htm
03-La chambre des curiosites_split_036.htm
03-La chambre des curiosites_split_037.htm
03-La chambre des curiosites_split_038.htm
03-La chambre des curiosites_split_039.htm
03-La chambre des curiosites_split_040.htm
03-La chambre des curiosites_split_041.htm
03-La chambre des curiosites_split_042.htm
03-La chambre des curiosites_split_043.htm
03-La chambre des curiosites_split_044.htm
03-La chambre des curiosites_split_045.htm
03-La chambre des curiosites_split_046.htm
03-La chambre des curiosites_split_047.htm
03-La chambre des curiosites_split_048.htm
03-La chambre des curiosites_split_049.htm
03-La chambre des curiosites_split_050.htm
03-La chambre des curiosites_split_051.htm
03-La chambre des curiosites_split_052.htm
03-La chambre des curiosites_split_053.htm
03-La chambre des curiosites_split_054.htm
03-La chambre des curiosites_split_055.htm
03-La chambre des curiosites_split_056.htm
03-La chambre des curiosites_split_057.htm
03-La chambre des curiosites_split_058.htm
03-La chambre des curiosites_split_059.htm
03-La chambre des curiosites_split_060.htm
03-La chambre des curiosites_split_061.htm
03-La chambre des curiosites_split_062.htm
03-La chambre des curiosites_split_063.htm
03-La chambre des curiosites_split_064.htm
03-La chambre des curiosites_split_065.htm
03-La chambre des curiosites_split_066.htm
03-La chambre des curiosites_split_067.htm
03-La chambre des curiosites_split_068.htm
03-La chambre des curiosites_split_069.htm
03-La chambre des curiosites_split_070.htm
03-La chambre des curiosites_split_071.htm
03-La chambre des curiosites_split_072.htm
03-La chambre des curiosites_split_073.htm
03-La chambre des curiosites_split_074.htm
03-La chambre des curiosites_split_075.htm
03-La chambre des curiosites_split_076.htm
03-La chambre des curiosites_split_077.htm
03-La chambre des curiosites_split_078.htm
03-La chambre des curiosites_split_079.htm
03-La chambre des curiosites_split_080.htm
03-La chambre des curiosites_split_081.htm
03-La chambre des curiosites_split_082.htm
03-La chambre des curiosites_split_083.htm
03-La chambre des curiosites_split_084.htm
03-La chambre des curiosites_split_085.htm
03-La chambre des curiosites_split_086.htm
03-La chambre des curiosites_split_087.htm
03-La chambre des curiosites_split_088.htm
03-La chambre des curiosites_split_089.htm
03-La chambre des curiosites_split_090.htm
03-La chambre des curiosites_split_091.htm
03-La chambre des curiosites_split_092.htm
03-La chambre des curiosites_split_093.htm
03-La chambre des curiosites_split_094.htm
03-La chambre des curiosites_split_095.htm
03-La chambre des curiosites_split_096.htm
03-La chambre des curiosites_split_097.htm
03-La chambre des curiosites_split_098.htm
03-La chambre des curiosites_split_099.htm